A l’heure où la mobilité électrique constitue un horizon souhaitable et accessible, la France se trouve à un carrefour piégeux. L’Hexagone pointe actuellement à une flatteuse 2e place en Europe en termes de bornes de recharge électrique, mais notre pays pourrait chuter rapidement vers les abysses de ce classement au cours des prochaines années. Un scénario catastrophe évitable, à condition que la mobilisation des pouvoirs publics soit rapide et forte.

225 000. C’est le nombre de bornes de recharge électrique actuellement recensées en Europe dans l’espace public. A elles trois, la Hollande, la France et l’Allemagne concentrent 70% d’entre elles, les Pays-Bas caracolant largement en tête avec un tiers des bornes installées sur l’ensemble du continent alors qu’ils ne représentent que 0,8% de l’espace européen. Avec près de 44 000 bornes (chiffre communiqué en juillet 2021 par le ministère de la Transition énergétique), la France n’est pas le bon élève que le classement quantitatif actuel laisse entendre. Loin de là même.

 

Des objectifs ambitieux mais irréalistes

Pourtant, le gouvernement Castex sait qu’il doit se retrousser les manches en matière de mobilité verte : en octobre dernier, les ministres de la Transition écologique et des Transports – respectivement Barbara Pompili et Jean-Baptiste Djebbari – ont annoncé le plan Objectif 100000 bornes, à l’horizon fin 2021. Donc désormais dans 4 mois… Ce plan prévoyait des aides financières pour l’installation de nouvelles bornes, la mise en place de micro-crédits garantis par l’Etat, une enveloppe de 100 millions d’euros… De bonnes idées mais des moyens largement insuffisants pour atteindre l’objectif fixé : « Même en parvenant à doubler en 2021 le nombre de bornes posées en 2020, la France n’atteindrait que 60000 unités à la fin 2021, estimait Gianluigi Indino du cabinet de conseil en stratégie EY-Parthenon au début de cette année. Il faudrait en poser cinq fois plus qu’en 2020 pour attendre l’objectif du contrat stratégique de filière. »

Un point de vue étayé par la déléguée générale de l’Avere-France, Cécile Goubert, qui a vu le ratio entre nombre de véhicules électriques et nombre de bornes se creuser, même si les six derniers mois ont été plus satisfaisants. Avec désormais près de 44 000 bornes de recharge (pas toutes en état de fonctionnement), il faut compter un point de recharge pour quatorze véhicules électriques ou hybrides rechargeables. L’Union européenne recommande quant à elle 10 dix véhicules électriques par borne installée. Dernier point important, si l’on ne regarde que la France : les grandes disparités sur le territoire – où l’Ile de France se taille la part du lion – posent problème.

 

Une nécessité vu la géographie

Prenons à présent un peu de recul, en regardant la France dans son environnement européen. Le marché automobile est en train de basculer lentement mais sûrement vers l’électrique, « la part de marché des véhicules électriques a plus que doublé en un an en Europe, comme le note Le Figaro, sa part de marché s’établissant à 7,5 % contre 3,5 % au deuxième trimestre 2020. Plus de 200 000 modèles ont donc été écoulés. C’est en Espagne et en Allemagne, mais aussi en Autriche, en Belgique et au Royaume-Uni, que ce segment a connu l’accélération la plus spectaculaire. » En France, le phénomène est également en train de prendre, selon l’Avere : « En mai, les véhicules électriques et hybrides rechargeables se sont octroyés 14,4% de parts de marché, soit +2,2 points par rapport à avril 2021. Des chiffres satisfaisants, au sein d’un marché automobile qui, dans sa globalité, peine à retrouver son niveau d’avant crise. Au total, 581 931 véhicules électriques et hybrides rechargeables circulent aujourd’hui en France. » Publié début juillet, un sondage réalisé par Ipsos pour Vinci Autoroutes révélait en effet l’appétit des Français pour l’électrique : « 54% des Français se disent conscients de l’impact négatif de leur mode de déplacement sur le climat. Dans le détail, plus d’un actif sur deux se donne moins de 5 ans pour adopter des moyens de transport moins polluants (55 %). Plus d’un quart (28 %) souhaite même y arriver en moins de 2 ans. » Partout en Europe, la tendance est la même, soulignant l’urgence de généraliser les infrastructures susceptibles d’accueillir ces automobilistes convertis aux énergies propres.

 

Car l’urgence est là : si la France a perdu sa couronne mondiale de première destination touristique – elle a été doublée par la Grèce –, les vacanciers venus de toute l’Europe ont tout de même envahi les routes françaises cet été, et le trafic routier a retrouvé son niveau pré-Covid-19 : selon le système de navigation TomTom, le niveau d’embouteillages cet été est à nouveau égal à celui d’une semaine standard de 2019 dans la plupart des agglomérations étudiées (Bordeaux, Lyon, Montpellier, Rennes, Lille, Marseille, Paris, Toulouse), et même « supérieur de 15 à 20% dans certaines villes, comme les agglomérations parisienne et marseillaise ». Les véhicules affichant des plaques étrangères sont de retour sur les nationales et les autoroutes : nos voisins européens, friands de mobilité électrique, pourraient bientôt bouder les routes de France si ces dernières ne s’équipent pas davantage en bornes de recharge. Ou pire, seuls les propriétaires de voitures thermiques – essence et surtout diesel – mettront à mal les chiffres des émissions françaises de gaz à effet de serre (GES). Un scénario peu enviable.

 

Mobilité verte : un besoin d’Europe

La France – et l’Europe en général – affiche pourtant une volonté politique claire en termes de transports. Avec sa Stratégie nationale bas-carbone (SNBC), Paris compte atteindre la neutralité carbone d’ici 2050, et la réduction de l’impact des transports fait partie des priorités. Pourtant, de nombreux scientifiques tirent la sonnette d’alarme, considérant l’horizon 2050 bien trop lointain pour faire machine arrière. « A partir de l’accord de Paris, nous avons eu des objectifs chiffrés (1,5 à 2ºC) qui changent la donne et qui s’appuient sur les diagnostics des scientifiques, explique le paléoclimatologue Jean Jouzel. Le problème, c’est que quelle que soit l’échelle où on se place, ces objectifs ne se concrétisent pas à l’échelle planétaire. D’ores et déjà, on sait que les engagements des différents pays sont largement insuffisants par rapport aux objectifs affichés. Pour avoir des chances de rester sous les 2ºC, il faudrait multiplier nos engagements par trois, et par cinq pour 1,5ºC. Nous sommes loin du compte. A l’échelle européenne, nous avons du retard, avec un premier objectif assez ambitieux à l’horizon 2030 de -55% d’émissions de GES, mais est-on capable d’y arriver ? Avec -40% en France, nous sommes en retard. » Le temps climatique joue contre nous.

 

Il est donc urgent de mettre les bouchées doubles, d’abord à l’échelle nationale puis européenne, pour réduire drastiquement les émissions de gaz à effet de serre, dioxyde de carbone et méthane en tête. Pour cela, il faut agir sur les quatre principaux secteurs émetteurs : transports (30%), énergie pour les habitations et bureaux (19%), agriculture (17%), industrie et construction (12%). Les 27 pays de l’Union européenne n’ont plus le choix : il leur faut décarboner à tout prix le secteur des transports, à commencer par la route. Cela demandera des investissements bien plus importants que les deux milliards d’euros consentis par le gouvernement français en septembre dernier, sur les cent milliards du plan de relance. Selon le cabinet de conseil McKinsey, la France devrait investir 6,6 milliards d’euros pour la relocalisation de la production de batteries et quelque 8,5 milliards d’euros pour accélérer le déploiement de bornes de recharge. Nous en sommes très loin, il est temps d’en prendre pleinement conscience.